Il est 10 h du matin.
La petite Léa 9 ans s’avance timidement vers le tableau noir. Son cœur bat à tout rompre et elle ne peut empêcher ses mains de trembloter.
Elle saisit le bâton de craie que lui tend sa maîtresse Madame Sylvie Carrier mais il lui glisse des mains et atterrit sur le sol.
Madame Carrier le ramasse et le lui tend à nouveau. Léa croise alors le regard doux et bienveillant de son enseignante qui lui dit dans un sourire : « Tout va bien Léa, on est en train d’apprendre et j’ai besoin de toi pour qu’on apprenne mieux. Peux-tu écrire l’opération et la résoudre ? ».
Léa prend alors une grande respiration et écrit :
2,7 x 10 = 2,70
« D’accord Léa. Peux-tu nous expliquer comment tu es arrivée à ce résultat ? »
La petite fille livre alors une réponse qui va déconcerter l’adulte. Et, parce qu’elle trouve une résonance chez une grande partie des enfants de classe, comment la maîtresse va-t-elle composer afin que ses élèves ne commettent plus cette erreur en mathématiques ?
Sa réponse va changer la vie de la petite fille dans son apprentissage des mathématiques.
L’erreur en mathématiques a mauvaise presse 🙁
Oui l’erreur a mauvaise presse et cela ne date pas d’hier !
Vous l’avez sans aucun doute vécu à l’école: l’objectif d’une leçon apprise est de faire le moins d’erreurs possibles pour avoir une bonne note et ainsi passer dans la classe supérieure.
Bien souvent, l’enseignant considèrera l’erreur comme une remise en question de la capacité à comprendre de l’élève, mais certainement pas de son enseignement, ni du programme scolaire.
En mathématiques, en général, le(la) professeur(e) classera les erreurs des élèves dans les cases « inattention », « étourderie » ou « manque de travail » … Mais de son côté, l’enfant ressentira le plus souvent une certaine culpabilité et frustration qui le mènent à penser qu’il n’est pas assez intelligent pour comprendre.
Or le plus souvent, il existe des causes profondes à ces erreurs et certaines sont souvent récurrentes. C’est celles-ci qui doivent attirer l’attention de l’enseignant.
Comme l’ont montré les pédagogies alternatives telles que Célestin Freinet, la méthode de Singapour ou Rudolf Steiner, si les contrôles sont des moyens privilégiés pour évaluer la compréhension les élèves, c’est plutôt dès l’apprentissage d’une notion que les enfants doivent être accompagnés pour détecter et comprendre leurs erreurs sans avoir le sentiment d’avoir commis une faute sanctionnée par une note.
Comment et pourqoi fait-on des erreurs ? Apprendre c’est franchir une nouvelle étape vers la connaissance. Plusieurs tentatives sont nécessaires pour aller de l’autre côté du savoir.
C’est pourquoi le philosophe des sciences Gaston Bachelard a introduit et développé la notion d’«obstacle » pour l’apprentissage des mathématiques.
Qu’est-ce qu’une erreur en mathématiques ? 🤔
D’après les travaux du didacticien des mathématiques Guy Brousseau, le plus souvent l’élève ne commet pas des erreurs au hasard.
En fait, l’enfant rencontre un obstacle dans son apprentissage il va utiliser une connaissance qui a fait ses preuves dans un certain domaine pour résoudre un problème. Mais, bien que bien que cette conception soit cohérente il va l’appliquer de manière incorrecte.
Le pédagogue Roland Charnay à schématisé l’enseignement par un triangle – le triangle pédagogique – dont les sommets son l’enseignant, le savoir et l’élève.
C’est grâce à ce triangle que nous allons comprendre et analyser l’erreur en mathématiques.
Erreur entre l’élève et le savoir ou la conception erronée
L’élève qui a acquis des connaissances et s’est créé des modèles mentaux qu’il va utiliser pour résoudre des problèmes.
Par conséquent apprendre un nouveau concept signifie remettre en question un savoir acquis. Cognitivement, cela revient à reconstruire pour faire de la place dans son cerveau à la nouvelle information afin qu’elle devienne une connaissance.
Mais il y a de la résistance là-haut ! Alors, l’élève va utiliser une connaissance mathématique antérieure hors de son domaine où elle s’applique pour trouver a solution.
Il commet ainsi une erreur de conception erronée.
Erreur entre l’enseignant et le savoir ou le choix didactique
Les choix d’enseignement du professeur dépendent de ses connaissances en mathématiques et en didactique : ce sont les obstacles didactiques.
Cela va être de sa responsabilité d’enseigner les maths de manière constructive à l’élève.
En outre, pour enseigner, en plus des obstacles didactiques, Guy Brousseau a identifié 2 autres obstacles majeurs auquel doit faire face tout professeur :
- les obstacles ontogéniques – propre au développement et à la structure de la pensée de l’enfant
- les obstacles épistémologiques liés à la linguistique, à la structure et à la nature du concept des mathématiques – ce sont quand les notions qui ont posé des problèmes dans l’histoire des mathématiques et qui se retrouvent dans la construction du savoir des élèves
Erreur entre l’enseignant et l’élève ou le contrat didactique
Quand l’élève traite un problème mathématique, il est souvent convaincu que c’est ce que le professeur attend de lui.
Par exemple, il existe une erreur courante en géométrie: Face à un triangle avec un angle obtus (supérieur à 90°), l’élève doit tracer une hauteur. Or, comme cela revient à tracer une droite en dehors du périmètre du triangle, il reste bloqué car il pense que:
- Le triangle est un objet plein (pas une figure)
- La hauteur doit appartenir au triangle (à l’intérieur)
- Et donc qu’il lui est interdit de « sortir du cadre »
Guy Brousseau parle alors du fait que ce contrat élève-professeur « doit être fréquemment rompu » pour que les élèves puissent progresser.
Comment résoudre le problème de Léa ? 🙂
Quel(s) types d’erreur pour Léa ?
Revenons donc à la petite Léa, devant le tableau noir, essayant de résoudre l’opération 2,7x 10.
La maîtresse : – « D’accord Léa, peux-tu nous expliquer comment tu es arrivée à ce résultat? »
Léa : – Ben d’abord … 2,7 c’est un nombre décimal, pas vrai ?
La maîtresse opine du chef.
Léa, rassurée : – Ça veut dire qu’il est composé de 2 nombres entiers, le 2 et le 7 , et donc si je multiplie par 10 .. je rajoute un 0 à la fin 2,70
la maîtresse : – Tu veux dire donc que tu ajoutes 0 à la fin du résultat car tu multiplies par 10, c’est bien ça ?
Léa : – Oui, car ce sont deux nombres entiers séparés par une virgule et donc normalement pour les nombres entiers quand on fait “fois 10”, on rajoute un 0 à la fin … pas vrai ? »
Une erreur de conception erronée
Les derniers mots de Léa résonnent dans la tête de Madame Carrier “deux nombres entiers séparés par une virgule” ! Elle comprend alors que Léa a appliqué scrupuleusement sa connaissance de la multiplication par 10 d’un nombre entier pour résoudre ce problème. Mais elle l’a fait sur un décimal c’est-à-dire en dehors du domaine de validité qui est celui des nombres entiers.
Une conclusion hative serait de considérer cette erreur de l’ordre de la conception erronée, entre l’élève et le savoir.
Mais allons plus loin, demandons-nous pourquoi et comment cette erreur en mathématiques est très commune.
Une erreur de conception erronée ? oui mais pas que …
Tout d’abord il y a le fait que de nombreux élèves abordent les décimaux de cette manière “un nombre décimal est composé de deux entiers séparés par une virgule”.
Dans ce cas-là, peut-on parler d’obstacle didactique ? Certainement.
Mais c’est encore un peu plus complexe. Car, l’histoire de l’enseignement des décimaux mérite qu’on s’y arrête un peu.
Cette histoire remonte aux Babyloniens et Pythagoriciens, 3000 ans avant J.C, qui respectivement utilisaient la numération de position (système de base 60 que l’on retrouve aujourd’hui dans les mesures d’angles et de durée) et les fractions. En réalité, ce n’est qu’au 16 e siècle que les nombres décimaux – inventés par les arabes vers 952 – ont été adoptés à travers le monde.
Avez-vous entendu parler du commerce triangulaire ?
C’est le début du marché global par lequel s’échangent de l’or, des denrées exotiques (fruits, chocolats, épices …) mais qui installe aussi pour deux siècles l’esclavagisme des Africains.
Dans ce nouveau paradigme, on a tout avantage à simplifier la compréhension et l’utilisation de ces chiffres pour la comptabilité. Comme le dit la mathématicienne spécialiste en didactique Michèle Artigue « il s’agissait plus d’enseigner les mécanismes et non la compréhension mathématiques ».
En somme, on pourrait en conclure que dans un souci de globalisation de la comptabilité, les élèves subissent encore aujourd’hui des problèmes de compréhension des décimaux.
Quelle(s) réponse(s) pour Léa ?
L’enseignante Madame Carrier a la lourde charge de faire comprendre à la petite fille que en fait « tout nombre entier est nombre décimal ».
La maîtresse lui racontera l’histoire des décimaux. Ainsi, la fillette comprendra pourquoi elle a résolu cette équation de cette manière – Elle pourra être fière d’avoir commis une erreur légitimement historique. En fait elle est assez intelligente. Et il n’y a rien de tel pour créer et booster la confiance en soi !
De manière générale pour traiter ce genre d’erreur en mathématiques il faut la détecter assez tôt en classe et tenter de la corriger dès qu’elle est produite.
- Le rôle premier de l’enseignant sera donc l’observation afin d’identifier les origines de l’erreur.
- Le second est la bienveillance de l’enseignant. Effectivement, d’après les études de de Michèle Artigue, Guy Brousseau et Gaston Bachelard, la majorité des élèves construisent des conceptions erronées qui trouvent leur origine dans la didactique et souvent dans l’histoire même des mathématiques.
Et demain ?
Les experts en didactique cités plus haut ont conclu qu’il est très vraisemblable que si une erreur est vraiment tenace plusieurs causes et celles-ci se renforcent lune avec l’autre.
C’est le rôle de l’enseignant qui est au cœur de la réussite du traitement de l’erreur. Il existe différentes stratégies possibles, et elle commence par l’observation des élèves, l’écoute, la discussion, le partage et la bienveillance.
Pour la mathématicienne et ancienne directrice de l’institut de recherche sur l’enseignement des mathématiques Régine Douady, « l’erreur est tout à fait normale car c’est un épisode dans la restructuration l’élargissement des connaissances. »
La méthode de Singapour (cliquez ici vers l’article) qui a fait la preuve de son efficacité dans l’apprentissage des mathématiques dans le monde depuis 1995, valorise l’effort et les erreurs : l’un ne va pas sans les autres. Il est donc normal de passer du temps à réfléchir à un problème donné à tester une solution possible, à échouer et tester encore jusqu’à y parvenir. S’autoriser à commettre des erreurs est donc fortement encouragé.
Effectivement, c’est la première pierre à l’édifice de la confiance en soi des enfants : s’autoriser à ne pas être parfait( e ), faire du mieux qu’on peut avec ce qu’on a.
Influence et Héritage – Conclusion
Sources
“Les obstacles épistémologiques, problèmes et ingénierie didactique” – Guy Broussseau, Théorie des situations didactiques, Grenoble La Pensée Sauvage, 1988.
“Problèmes didactiques des décimaux,” – Guy Broussseau, Recherches en didactique des mathématiques, 1981.
“Épistémologie et didactique” – M. Artigue, Recherches en didactique des mathématiques, La Pensée sauvage éditions, 1990.
“En mathématiques, peut mieux faire.. “, – R. CHARNAY, Rencontre pédagogique, 1989.
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Si vous avez apprécié ou souhaitez me poser une question ou faire un commentaire, je serai ravie de vous répondre.
Merci pour cet excellent article, et pour toutes ces pépites ,j’ai beaucoup appris😊
Bonjour Esther, je suis ravie que l’article t’ait plu ! merci pour tes retours
Merci pour cet article sur l’erreur mathématique qui me replonge dans mes souvenirs d’enfance.
Ayant été moi-même peu douée en math, j’avoue que la pédagogie des professeurs est CAPITALE pour permettre aux élèves de ne pas vivre de montagnes russes émotionnelles face à l’erreur ou l’incompréhension d’un concept.
En effet Sandrine, le rôle de l’enseignant est extrèmement imapctante dans la réussite des élèves. Bienveillance et Ecoute avant tout. Merci pour tes retours
Un article très intéressant, et une conclusion qui valorise l’importance de l’échec dans l’apprentissage. Merci
Merci Mélissa pour ton commentaire ! en effet, les échecs sont la sueur du succès!
Merci pour cet article interessant. Ça permet de se détendre un peu face aux erreurs en mathématiques 😁.
Et en effet, le rôle du professeur est tellement important.
En effet, la bienveillance et l’écoute de l’enseignant(e) est clé. Merci d’avoir partager ton ressenti
Merci pour ton article très intéressant qui encourage les élèves à faire des erreurs et arrêter de culpabiliser ! Merci de nous expliquer pourquoi il fait prôner les erreurs et non les éviter ! Il faut habituer l’enfant à se faire confiance et progresser même s’il n’est pas au même niveau que les autres ! 🙂